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Emily Brady et la beauté de la nature

Cela fait un long moment que nous n'avons plus publié d'articles... Alors, un petit résumé s'impose: après un tour du monde se terminant au Japon, nous avons passé un mois de repos et de remise au point du projet en Belgique, avant de repartir pour un mini-tour d'Europe, toujours en quête d'intervenants pour nos documentaires et de nature! Première étape: le Royaume-Uni. Nous avons traversé l'Angleterre avec notre petite voiture afin d'arriver en Ecosse! Après les "amazing" américains et les "kawai" japonais, l'expression à la mode ici est définitivement "lovely", utilisée en toutes occasions, même les moins charmantes (exemple: "You want to stay one night in the campsite? Lovely!" Isn't it? ;-)). Nous devons également nous habituer à l'accent anglais et ses variantes locales (dans le Kent, nous avions vraiment du mal à les comprendre!).


Première intervenante, rencontrée dans son bureau de l'Université d’Édimbourg: Emily Brady, philosophe spécialisée en esthétique environnementale!

Emily Brady, professeure de philosophie à l'Institut de géographie de l'Université d’Édimbourg, spécialiste de l'esthétique environnementale. Emily Brady est originaire de New York, c'est pourquoi nous n'avions pas de mal à comprendre son accent ;-)

L'esthétique environnementale


Mais qu'est-ce donc que l'esthétique environnementale? Tout simplement une sous-discipline de l'esthétique s'intéressant à la beauté non pas cette fois des œuvres d'art, mais de l'environnement naturel! La beauté de la nature a en effet longtemps été mise de côté en tant que sujet d'étude. On s'intéressait surtout à l'art, c'est-à-dire les peintures, les sculptures, la musique, etc. L'esthétique environnementale n'est ainsi apparue que dans les années 1980, aux Etats-Unis (décidément toujours précurseurs quand il s'agit de réfléchir sur la nature!). L'intérêt de se questionner sur la beauté de la nature est parallèle à la volonté de la protéger: peut-on vouloir protéger la nature pour sa beauté? C'est une des questions de nos documentaires. Nous avions déjà rencontré Gudbjörg Johannesdottir en Islande (voir l'article ici) et Holmes Rolston III aux Etats-Unis (voir l'article ici) sur le sujet. A présent, nous nous sommes tournés vers Emily Brady, une des grandes voix du domaine actuellement.


La spécificité de la beauté de la nature


Mais parler de la beauté de la nature, n'est-ce pas la même chose que de parler de la beauté de l'art? Eh bien non, pas du tout, répondent les philosophes, dont Emily Brady! Tout d'abord, l'art a tendance à stimuler seulement un sens à la fois (la vue pour les peintures, les photos, les sculptures, l'ouïe pour la musique, ou encore la vue et l'ouïe pour le cinéma), alors que l'appréciation de la beauté de la nature requiert une immersion sensorielle totale en son sein, nous dit Brady. Regarder le paysage, écouter le son du vent, sentir son souffle sur sa peau, goûter ses fruits, sentir son odeur d'herbe mouillée...


Photo prise aux Etats-Unis


Ensuite, la nature n'a pas de créateur (en tout cas pas de créateur humain) à la différence de l'art. Pour apprécier une oeuvre d'art, on peut se tourner vers l'histoire de l'art, le courant dans lequel l'oeuvre s'insère, le style de l'artiste, et j'en passe. Pour apprécier la nature, rien de tout cela! Mais alors, comment se mettre d'accord sur la beauté d'un lieu naturel?


Le modèle de la science


Pour répondre à cette question, certains philosophes, dont Holmes Rolston III, font appel à la science: il s'agirait d'apprécier la nature à l'aune de ce que les sciences naturelles peuvent nous révéler sur elle. De la compréhension des phénomènes naturels viendrait l'admiration pour ceux-ci, pour leur ingéniosité, leur complexité, et finalement leur beauté. C'est ainsi que ces philosophes en viennent à dire que même un cadavre d'un animal grouillant de vers doit être trouvé beau, car il fait partie du cycle ingénieux de la vie et de la mort d'un écosystème le contenant.


Le modèle de l'imagination et de la perception


Emily Brady est loin d'être convaincue par ce modèle. Pour elle, il ne permet pas de saisir l’expérience esthétique qui est la nôtre lorsque nous sommes immergés dans la nature. Elle n’arrive pas non plus à trouver belle une scène de prédation par exemple, qui pourtant s’inscrit dans un cycle naturel. Elle propose alors de remettre à l’avant-plan notre perception de la nature, mais également notre imagination face à celle-ci. Car pour Emily Brady, comme pour le modèle de la science, l’expérience esthétique n’est pas seulement sensorielle, mais également cognitive : elle passe en partie par des pensées. Mais les pensées ne seraient pas ici le fruit d’un raisonnement scientifique sur le fonctionnement de la nature, mais le fruit de notre imagination ! En voyant un agneau, par exemple (et en Ecosse, en ce moment, il y en a partout ! :-) et on craque trop), on pourra penser à son innocence, à sa pureté. En voyant une vallée et des montagnes, on pourra s’imaginer les forces incroyables qui ont permis leur création. Selon Brady, avec une imagination bien dirigée et désintéressée (qui ne tient pas compte de considérations purement personnelles du style « combien de coquillages je vais pouvoir ramasser sur la plage ? »), on pourrait arriver à des consensus esthétiques sur la beauté d’un lieu ou d’un individu. En effet, le but est bien de trouver un moyen de se mettre d’accord, d’insuffler de l’objectivité là où on ne voyait que jugements subjectifs et arbitraires (du style « moi j’aime bien » « eh bien moi pas »).


Quelle nature peut être trouvée belle ?


Comme nous vous l’avions conté lors de notre passage dans les parcs nationaux américains, les Américains sont traditionnellement des grands fans de la so-called wilderness. Pour la plupart d’entre eux, une nature n’est belle que si elle est sauvage, intouchée par l’homme. Emily Brady nuance cette position. Elle met en avant la beauté de la nature ordinaire, que l’on peut retrouver dans des villes (parcs, arbres le long des rues, oiseaux qui nichent sous les toits, etc.), ou dans des paysages pastoraux façonnés par l’homme (la campagne anglaise en est un exemple parfait).

Une petite forêt ordinaire de bluebells (jacynthes des bois) et ails des ours en fleurs, découverte dans la campagne anglaise!


D’ailleurs, et ceci est ma petite interprétation personnelle, la prédominance du terme « lovely » au Royaume-Uni démontre une tendance à apprécier les paysages pastoraux alors que le « amazing » américain s’adapte bien à des paysages extraordinaires du type du Grand Canyon… L’appréciation de la nature de type extraordinaire a même un nom : le sublime. Ce terme, mis en avant par Kant, caractérise un sentiment de peur face à la grandeur imposante des forces naturelles, vite rassuré par la raison qui nous rappelle que nous sommes en sécurité, et alors transformé en admiration craintive… Face à des montagnes, des cascades imposantes, on comprend vite de quoi il s’agit. Lors de notre tour du monde, nous avons souvent pu ressentir ce sentiment…surtout lorsque nous étions seuls ! L’appréciation de la beauté de la nature ordinaire est différente, et s’apparente plus à un bien-être chaleureux (selon mon expérience ;-)).


Spoiler!!! Une de nos photos d'Ecosse!! Qui représente assez bien selon moi le sentiment du sublime...


La beauté pour protéger ?


Peut-on alors utiliser l’argument de la beauté d’un lieu naturel pour le protéger ? En tout cas, la beauté a joué et joue encore un rôle significatif dans la préservation de nombreux parcs nationaux (pensons au Yellowstone et au Yosemite aux USA, ou au Lake District en UK) ou d’espèces charismatiques (pensons au panda — exemple gracieusement emprunté à notre ancien professeur Bernard Feltz — ou à l’ours polaire). Mais protéger la nature pour sa beauté, n’est-ce pas au final l’instrumentaliser pour notre plaisir ? Pour Brady, ce n’est pas (seulement) le cas : lorsque l'on dit que quelque chose est beau, on lui donne également une valeur en soi, une valeur intrinsèque comme disent les philosophes. Autrement dit, on reconnaît la valeur d’un lieu ou d’un individu pour sa beauté qui nous touche, et on veut les préserver pour cette valeur. En tout cas, pour ma part, quand je vois un paysage sublime, ou une petite mésange adorable, je n’ai qu’une envie : les protéger ! Et vous?




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