Nature à vendre? avec Virginie Maris
Après un petit passage par une yourte dans le Lubéron pour mon anniversaire, nous voici à Arles afin d'interviewer la philosophe Virginie Maris! Chercheuse au CNRS dans le laboratoire du centre d'écologie fonctionnelle et évolutive à Montpellier, elle applique sa formation de philosophe à des questions plus pratiques de conservation de la biodiversité. Elle revient tout juste d'une année au Canada. Nous l'avons interrogée sur un de ses thèmes de recherche, à savoir la critique de la monétarisation de la nature.
La notion de services écosystémiques
Depuis quelques dizaines d'années, une nouvelle notion s'impose dans le monde politique et économique lorsqu'il s'agit de parler de protection de la nature: la notion de services écosystémiques. Qu'est-ce donc? Selon le Millenium Ecosystem Assessment, document publié en 2005 par plus de 300 chercheurs et commandité par l'Union Européenne et les Nations Unies, il s'agit des bénéfices que les êtres humains tirent du fonctionnement des écosystèmes. On parle de plusieurs types de services:
- Les services d'approvisionnement, à savoir les ressources naturelles (chasse, pêche, cueillette, eau potable, etc.)
- Les services de régulation, à savoir les bénéfices indirects liés au bon fonctionnement des écosystèmes (régulation du climat, des nutriments, des pathogènes, la pollinisation, etc.)
- Les services culturels, à savoir l'intérêt récréatif, esthétique, éducatif, spirituel, moral de la nature. Pour Virginie Maris, il s'agit bien plus de valeurs morales que de services...
- Les services de support, à savoir les éléments et les fonctions des écosystèmes qui permettent l'approvisionnement des autres services (la production de biomasse, le recyclage énergétique, l'entropie, etc.) Cette catégorie peut cependant être incluse dans les autres et a d'ailleurs été abandonnée dans d'autres recherches.
Si cette notion séduit le monde politique et économique, c'est qu'elle transcrit dans un langage très proche de celui de l'économie les questions de conservations de la nature! Le problème, c'est qu'elle devient hégémonique, et tend à remplacer la notion de biodiversité. Or, peut-on remplacer sans pertes la notion de biodiversité par celle de services écosystémiques? Non, répond Virginie Maris. Car cette substitution reposerait sur deux présupposés: celui selon lequel une biodiversité élevée est garante du bon fonctionnement des écosystèmes, et celui selon lequel une bonne fonctionnalité des écosystèmes est garante de services pour les hommes. Ces deux affirmations ne seraient pas vraies dans tous les cas, nous apprend Virginie Maris. Pour simplifier, remplacer la notion de biodiversité par la notion de services écosystémiques reviendrait à faire passer à la trappe une bonne partie de la biodiversité!
Petit oiseau au Costa Rica. Son espèce, chlorospingus pileatus, nous rend-elle service? Si non, n'a-t-elle pour autant aucune valeur?
Par ailleurs, Virginie Maris déplore le fait que cette notion laisse entendre qu'il ne faudrait protéger la nature que dans la mesure où nous pouvons en tirer bénéfice, ce qui revient à lui donner uniquement une valeur instrumentale (une valeur d'instrument au service d'une autre fin, l'homme!). Or, même la Convention sur la diversité biologique, écrite en 1992 lors du Sommet de la Terre à Rio, mentionne qu'il faudrait conserver la biodiversité également pour sa valeur intrinsèque, ou non instrumentale. Cela revient à dire, nous explique Virginie Maris, qu'il faudrait protéger la nature également indépendamment de tout bénéfice que l'on peut en retirer!
La monétarisation de la nature
De manière concomitante, la notion de services écosystémiques ouvre le champs à l'évaluation monétaire de ceux-ci. Or, nous dit Virginie Maris, cette ambition pose de nombreux problèmes. Tout d'abord, un service écosystémique n'est pas une propriété des écosystèmes, mais un concept relationnel: une communauté qualifie le fonctionnement de tel écosystème comme représentant un bénéfice pour tel bénéficiaire. Autrement dit, ce qui peut être un service pour l'un peut être une nuisance pour l'autre: pensons par exemple à la réintroduction du loup ou de l'ours en France, qui représente un service culturel pour les uns et une nuisance pour les bergers... De plus, la qualité de service peut évoluer dans le temps: si le pastoralisme venait à disparaître, les grands prédateurs ne seraient plus considérés comme une nuisance mais comme permettant de réguler la population des cervidés par exemple. Ce concept de service écosystémique est donc relativement arbitraire.
Tags le long de la route dans le Sud de la France, on peut y lire "Non à l'ours, à mort" qui a été transformé en "oui à l'ours, à mort les cons", exprimant assez bien le conflit qui divise les Français à propos des grands prédateurs. Alors, quelle est la valeur de l'ours?
Ensuite, un autre problème vient de la prémisse qui repose à la base de cette évaluation monétaire des services écosystémiques : celle de la commensurabilité des valeurs, autrement dit le fait d'affirmer que toutes les valeurs sont mesurables dans une unité commune. Or, comment additionner simplement des valeurs aussi différentes que, en prenant l'exemple d'une forêt, la valeur économique du bois coupé, la valeur environnementale du stockage du carbone et la valeur récréative voire thérapeutique d'une balade en forêt?
Est-ce même possible de quantifier les valeurs spirituelles, esthétiques ou existentielles de la nature? Faire cela, n'est-ce pas mésestimer la vraie valeur de la nature? Virginie Maris fait ainsi le parallèle avec l'amitié: il est possible de quantifier ce que nous dépensons pour une relation amicale (frais de téléphone, verres bus ensemble, etc.). Mais la valeur économique ainsi obtenue reflétera-t-elle la vraie valeur de l'amitié? Il est fort probable que non. Par ailleurs, entrer dans cette démarche de monétariser une relation amicale, n'est-ce pas déjà éroder notre capacité à entrer dans une authentique relation amicale, c'est-à-dire désintéressée? C'est bien le danger qui nous guette avec la monétarisation de la nature, nous dit Virginie Maris...
La marchandisation de la nature
Evaluer la nature n'est pas encore la vendre, mais le pas est vite franchi! Plusieurs entreprises de marchandisation de la nature ont d'ailleurs émergé récemment.
Les paiements pour services écosystémiques
Lors de notre séjour au Costa Rica, nous vous avions déjà parlé des fameux paiements pour services écosystémiques. Il s'agit, grosso modo, de rémunérer à hauteur du manque à gagner les propriétaires de nature fournissant des services écosystémiques (telles les forêts qui absorbent le carbone) afin de les encourager à ne pas la détruire (en coupant la forêt pour vendre le bois par exemple).
Forêt tropicale au Costa Rica. S'abstenir de la détruire rapporte à son propriétaire!
Mais ce mécanisme est-il juste? Pas toujours, nous répond Virginie Maris. Tout d'abord, pouvoir recevoir de tels paiements demande de rassembler une paperasse non négligeable, ce que tout le monde n'a pas la capacité de faire. Il faut également avoir la preuve de la propriété du terrain, alors que cette idée est très occidentale. Au final, ce sont les acteurs les plus puissants (en termes fonciers et économiques) qui repartent avec le Graal, et pas les petits propriétaires terriens plus démunis, qui étaient pourtant visés par le mécanisme à la base...
De plus, l'idée que s'abstenir de détruire la nature nous donne droit à une compensation est assez étrange quand on y pense, nous dit Virginie Maris. Elle reprend l'analogie qu'a faite Jacques Weber à ce sujet: si je me réveille avec l'envie d'assassiner mon voisin mais que je m'abstiens, puis-je me rendre au bureau de police pour recevoir une récompense, car mon voisin est un brillant médecin qui sauve des vies? A méditer ;-)
Ce mécanisme peut également donner lieu à une sorte de chantage environnemental: des personnes propriétaires de nature, qui n'avaient aucune intention à la base de la détruire, vont venir réclamer leur dû... Enfin, il est possible que rendre rentable la protection de la nature rende la motivation plus ténue que si l'argument était moral voire religieux, car on se met à réfléchir seulement en termes de coûts-bénéfices et plus en termes d'obligation...
Les banques de compensation
Autre mécanisme en vogue qui nous vient cette fois des Etats-Unis: les banques de compensation. Qu'est-ce donc? Dans le contexte de lois pour la protection d'espèces ou d'écosystèmes menacés, les entreprises ne peuvent plus construire où elles le souhaitent, du moins pas sans compensation. Des opérateurs particuliers sont alors apparus pour leur proposer de payer leurs compensations avec plus de facilité: ces "banques" possèdent pour leur part des terrains dégradés qu'elles vont s'engager à restaurer pour faire réapparaître l'espèce ou l'écosystème en question. Elles proposent donc aux entreprises destructrices d'acheter des actifs de nature afin de s'acquitter de leurs obligations légales. C'est le cas en France de CDC Biodiversité, qui a racheté un verger dans la plaine de Crau afin de faire revenir l'écosystème initial. Au final, il s'agit bien de financer la restauration d'écosystèmes dégradés, mais seulement au prix de la destruction de milieux naturels!
Or, sans parler du côté pervers de la chose, peut-on vraiment recréer, en quelques années, un écosystème qui a mis des millénaires pour se former? De plus, ne serait-il pas temps de s'arrêter dans cette course au progrès et donc à la destruction de la nature? C'est mieux que rien, disent certains. Mais rien n'est plus une option, répond Virginie Maris, dans notre contexte actuel! Enfin, ce mécanisme n'est pas un mécanisme de conservation, mais facilite avant tout la destruction, et la rend légitime...
Un tout grand merci à Virginie Maris!
A lire:
"Nature à vendre. Les limites des services écosystémiques", Virginie Maris, éditions Quae, 2014.