L’appel de la nature sauvage : le wilderness et les parcs nationaux
La nature sauvage… Un lieu vide de toute trace humaine, où la faune et la flore se développent et interagissent suivant leurs propres lois. Un tel lieu est appelé, en anglais, wilderness. Ce concept de wilderness est typiquement (mais probablement pas exclusivement) américain. Emerson et Thoreau ont été les premiers à louer ses vertus et à vanter les bienfaits d’une immersion solitaire dans la nature sauvage. Cette approche de la nature est un mélange de romantisme et de naturalisme : la nature sauvage serait une sorte d’Eden capable de nous ouvrir le cœur et l’esprit si l’on prenait le temps de s’y immerger.
On retrouve aujourd'hui cette attitude chez un très grand nombre de personnes : les jeunes baroudeurs qui partent en voyage dans la nature avec comme unique bagage un sac-à-dos, les citadins envahis d’électricité et de béton urbains qui rêvent d’évasion, les randonneurs et sportifs de l’extrême qui apprécient le challenge physique et aussi, dans une certaine mesure, les consommateurs amateurs des produits « naturels », c’est-à-dire les moins altérés par l’homme. La nature sauvage définie comme la négation de la civilisation technologique constitue un repère important dans nos sociétés occidentales ultra-développées.
Un panneau à l'entrée d'un sentier au Rocky Mountain National Park. Aux USA, la référence au wilderness est constante. Traduction approximative du texte : "Wilderness -- Veuillez protéger les précieuses ressources naturelles du Rocky Mountain National Park. Le sentier suivant mène dans la nature sauvage. C'est un lieu où les animaux et les plantes sauvages mènent leur vie quotidienne et où les processus naturels dominent. C'est un lieu où les gens peuvent se rafraîchir spirituellement et relever des défis physiques. C'est un lieu à apprécier. De nos visites nous retirons de riches expériences et souvenirs, mais en retour nous devons nous rappeler de donner à ce lieu un jour de plus de nature préservée. -- "... dans le Sauvage réside la préservation du Monde." Henry David Thoreau -- Ne laissez aucune trace.
Aux Etats-Unis, cette idée de nature sauvage a joué un rôle essentiel dans la création des parcs nationaux, dont le Yellowstone fut le premier (1872). L’acte inaugural signé de la main du président Ulysse S. Grant déclare la région du Yellowstone "réservée et mise à l'écart de toute installation urbaine, occupation ou vente (...) et dédiée en tant que parc public ou terrain de plaisir au bénéfice et à la jouissance du peuple" (voir le texte original ici).
Plus tard (1916) fut créé le National Park Service (NPS), un organe du Ministère de l'Intérieur, dont le travail est de gérer ces parcs nationaux. Aujourd’hui, le catalogue du NPS compte 410 zones protégées et l’idée s’est largement répandue dans le monde depuis. Après notre visite du Yellowstone, je souhaitais aborder les questions suivantes :
La nature dans les parcs nationaux est-elle vraiment sauvage ?
L’expérience du visiteur est-elle vraiment celle d’une immersion dans la nature sauvage ?
Jusqu’où peut-on exporter cette politique des parcs nationaux ?
1. La nature dans les parcs nationaux est-elle vraiment sauvage ?
Les régions des parcs nationaux sont-elles effectivement vierges de toute influence humaine ? En fait, la réponse est non !
D'abord, avant l’arrivée des colons, vivaient là de nombreuses tribus indigènes depuis des millénaires. De nombreux conflits entre les représentants des droits des Indiens et le gouvernement fédéral ont jalonné l'histoire des parcs nationaux. Au Yellowstone en particulier, un groupe de 400 personnes ont été déportées de force vers une réserve, ce que le NPS passe sous silence (voir le texte suivant de l'anthropologue Philippe Descola). Selon Callicott, l’idée de la nature sauvage, véhiculée notamment par les parcs nationaux, permet de refouler le traitement peu glorieux que l’on a fait subir aux Indiens en faisant croire que les régions des parcs ont toujours été inhabitées. C’est une question qui est toujours d’actualité, puisqu’à travers le monde la création de nouveaux parcs implique parfois la délocalisation violente de certains peuples. Souvent, ces peuples revendiquent le droit de continuer une certaine pratique sur le terrain du parc (pêche, chasse ou autre), ce qui entre en conflit avec le désir des groupes écolos d'évacuer toute présence humaine pour restaurer le wilderness. Donc, la nature des parcs nationaux est rarement vierge de toute présence humaine passée !
Ensuite, cette nature est-elle vierge de toute influence humaine actuelle ? Non plus ! En effet, les parcs sont activement gérés par le NPS et ses agents de terrain, les park rangers. Cette gestion dépend étroitement de la politique actuelle du NPS. Par exemple, autrefois, on considérait que les prédateurs étaient mauvais, donc on a exterminé les loups. Aujourd’hui, la découverte de la fonction régulatrice des prédateurs a mené à la réintroduction des loups au Yellowstone dans les années 90. Toutefois, le NPS organise toujours des chasses régulatrices (de bisons au Yellowstone, de wapitis au Grand Teton, etc.) en faisant appel à des chasseurs volontaires (qui repartent ensuite avec un morceau de viande comme récompense).
Par ailleurs, il y a une faune particulière qui fréquente les parcs : les touristes. Ils sont confinés dans les chemins aménagés, mais pour les animaux, ces chemins n'existent pas ! La présence de touristes peut et a perturbé les habitudes alimentaires de la faune, ce que le NPS doit gérer (par exemple en tuant des ours trop habitués).
Si "être sauvage" signifie "être vide de toute influence humaine", alors on ne peut pas dire que la nature des parcs nationaux soit authentiquement sauvage. Ainsi, le wilderness, ou la négation de toute présence humaine, engendre le paradoxe suivant : sa subsistance nécessite aujourd'hui une action humaine. L'absence de l'homme dans les parcs nationaux est une illusion.
Faut-il redéfinir ce que cela signifie d'être "sauvage" ?
2. L’expérience du visiteur est-elle vraiment celle d’une immersion dans la nature sauvage ?
Précisons d’emblée que le visiteur n’a pas le droit de quitter les sentiers existants dans les parcs nationaux ; il en va de sa propre sécurité et de celle de la nature. (Le visiteur est par défaut un destructeur potentiel de nature…)
La qualité de son expérience d’immersion dépend alors fortement du chemin qu’il emprunte lors de son séjour. Il y a de tout dans un parc national, de la route goudronnée bordée de panneaux explicatifs, restaurants et autres facilités, aux sentiers quasi invisibles perdus au milieu de nulle part.
Voici le paradoxe : pour rencontrer la nature sauvage, il faut d’abord y accéder, mais ceci exige d’emprunter un chemin construit par l’homme au milieu de cette nature même. Comment rencontrer le sauvage si l’on ne quitte jamais cette bulle de civilisation qu’est le chemin balisé ? Par exemple, contemplons ces bisons flânant paisiblement dans une prairie :
Le sentiment d’une nature sauvage semble présent. En réalité, voici ce que l’on voyait autour de cette scène :
(Hé oui, beaucoup de photographes "trichent" : en cadrant soigneusement, ils produisent une image dégageant un sentiment de sauvage qu'ils n'ont pas ressentie eux-mêmes sur place...)
Je me trouvais en fait dans notre voiture, arrêtée au bord de la route, en compagnie d’une dizaine d’autres conducteurs, tous occupés à photographier les mêmes bisons, sous la surveillance d’un ranger gérant la circulation à coups de « Go ! » à travers son parlophone ! Autre exemple : voici un authentique geyser, miracle de la nature volcanique, dans toute sa puissance.
Et voici ce que nous, visiteurs, voyions réellement :
Même chose pour la fameuse Grand Prismatic Spring :
La Grand Prismatic Spring se trouve au fond en haut, derrière les visiteurs. Les vapeurs que l'on voit émanent d'elle.
C’est l’évidence même : le tourisme de masse est en contradiction avec une expérience d’immersion dans la nature sauvage. Pourtant les amateurs de nature sauvage s’amassent malgré tout aux portes des parcs nationaux, séduits par l’appel du sauvage qui y est vanté. Le sauvage est aujourd'hui un argument publicitaire, trompeur et qui fonctionne à merveille.
Vous me direz : il suffit de prendre des chemins moins fréquentés, des itinéraires moins connus des touristes pour vivre une expérience plus authentique ! Le problème est qu’une bonne partie des visiteurs recherchent ce genre de chemins et constitue le public-cible des guides du style :
D’ailleurs, les guides du Routard ou les Lonely Planet regorgent d’itinéraires pour éviter la foule, itinéraires empruntés par… des millions de lecteurs constituant le "public secondaire" du tourisme. Cela fonctionne dans une certaine mesure (pendant quelques années en attendant les mises à jours suivantes), mais la quantité de chemins « secrets », sauvages, ne peut que diminuer au fil du temps pendant que croît la frustration des amateurs de wilderness. La dernière solution consiste à visiter les parcs dans des conditions physiquement plus difficiles : en prenant des sentiers ardus, en se levant très tôt ou en venant en basse saison, ce qui n’est pas toujours à la portée de tous (la promotion de la nature sauvage va souvent de pair avec un certain « élitisme touristique » : c'est réservé aux courageux). Notons qu’au Yellowstone, l’automne ferait désormais plutôt partie de la haute saison (campings pleins 6 mois à l'avance).
Interlude : une petite philosophie naïve du chemin
Comme dit plus haut, rencontrer la nature nécessite l’usage, voire la création, d’un chemin dans cette nature. Le chemin est un lieu de familiarité : on connaît sa destination, ses obstacles, etc. La nature sauvage, par contre, est un lieu d’altérité, d’étrangeté, d’inconnu. Le bord du chemin est la frontière qui sépare ces deux mondes.
Rencontrer la nature c’est, au moins, parvenir à sentir sa présence. Ce qui distingue le loup sur une photo du même loup debout à un mètre devant soi, c’est sa présence (après avoir été léché par un loup au visage chez Mission Wolf, je vous le garantis !). Si l’on se tient au bord d’un canyon, et que l’on ferme les yeux, on sent qu’il est toujours là, immense et menaçant : on perçoit les échos sur ses parois, le vent qui souffle dans la vallée. Le canyon marque par sa présence. Mais un animal, un arbre ou une montagne ne peuvent être présents pour moi que si nous faisons partie du même monde. Cela est-il possible si je suis inévitablement prisonnier du chemin que je parcours ?
Les chemins les plus aménagés, comme les routes goudronnées ou les chemins bordés de panneaux et de barrières, accentuent la séparation entre le visiteur et la nature environnante. Voir la nature au bord d’une telle route, c’est la voir sans quitter la civilisation : il n’y a pas d’immersion. Les paysages qui défilent au bord du chemin ont peut-être à peine plus de présence que s’ils défilaient sur un écran cinéma (ce qui n'enlève rien à la force que peut avoir une image !). Cette perte de présence n’est qu’une illusion : on s’en rappelle par exemple lorsqu'un bison pénètre sur la route et impose sa loi ! Au moment où le bison pose sa patte sur l’asphalte, il cesse d’être une image et devient véritablement un animal dans toute sa présence. On a presque l’impression qu’il pénètre dans notre monde humain par effraction !
L’illusion de distance créée par la route suffit pour vider la rencontre de la nature d’une grande part de sa substance. Elle est réduite à une succession d’images (d’où le règne des appareils photo chez les touristes... nous y compris). Il faut un effort mental, une bonne lucidité naturaliste ou des événements inattendus (le bison traversant la route) pour réaliser à nouveau la présence de la nature.
Les petits sentiers offrent évidemment une meilleure rencontre de la nature. Malheureusement, certains lieux naturels (en particulier les grandes attractions telles que les geysers, les cascades, les rochers spéciaux, etc.) sont colonisés par des chemins ultra aménagés ; plus moyen de s’en approcher sans voir toute une infrastructure de chemins, parkings, panneaux, etc. Aujourd'hui, il faut se résigner à ne plus jamais pouvoir rencontrer ces lieux dans une expérience d’immersion sauvage. Or, ce sont de tels lieux qui alimentent nos rêves…
Pour le dire autrement, les chemins sont peut-être nécessaires pour empêcher une pollution objective de la nature (sa destruction par les touristes). Mais le chemin lui-même peut provoquer une pollution dans la perception de la nature, c'est-à-dire être un intrus dans le paysage. La réflexion sur les paysages naturels et leur valeur me semble ici importante et est menée, par exemple, par la philosophe islandaise que nous avons rencontrée (voir ici et ici).
Un geyser au Yellowstone. Les bancs attendent les touristes informés de l'heure de la prochaine éruption.
Pour conclure ce petit interlude, précisons qu’aménager un chemin n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Mais cela entre en contradiction avec la promotion d’une immersion dans la nature sauvage. Les parcs nationaux et les organismes de tourisme nature devraient développer une meilleure éthique des chemins dans la nature. Une telle éthique est nécessaire tant que nous souhaitons, nous être humains, pouvoir côtoyer la nature.
3. Jusqu'où peut-on exporter cette politique des parcs nationaux ?
J’ai déjà évoqué le problème des populations déplacées au nom de la création d’un parc. J’aimerais maintenant faire un saut dans le futur. En réalisant progressivement d’une part les dégâts environnementaux causés par l’industrialisation, et d’autre part la valeur tout aussi élevée de la nature moins spectaculaire et des écosystèmes dans leur globalité, on assisterait à une prolifération de zones déclarées protégées. S’il n’y en a pas assez, la pollution générée par les zones non protégées risque d’affecter l’équilibre de ces zones protégées. Se dessine alors le tableau d’une planète morcelée en d’innombrables zones vertes et zone polluées dont la gestion ne peut qu’être immensément complexe et laborieuse (pensons, par analogie, aux champs bio voisins de champs non bio). Un tel monde polarisé où toute « noble » nature est entourée de barrières est-il souhaitable ?
Suite à cette expérience de pensée, le rapport à la nature fondé sur la préservation de la wilderness me semble atteindre ses limites. Le concept de wilderness a de nombreux mérites et est selon moi un repère absolument essentiel. Mais l’ajout d’autres approches sera peut-être nécessaire pour une préservation plus harmonieuse de la nature.
Par exemple, accorder des droits à la nature interdirait par défaut toute exploitation destructrice de celle-ci. On peut voir l’intérêt de cette autre approche dans le scandale aux Etats-Unis à propos des chevaux sauvages (hors parcs nationaux) : le gouvernement souhaitait les exterminer parce qu’ils occupent des prairies convoitées par des éleveurs de bétail ! (Quelques articles ici et ici.) Dans l'approche juridique de la nature, la loi viendrait en complément des parcs nationaux pour préserver des entités naturelles. D'autres approches existent et les explorer fait partie de notre projet !
Quelques lectures :
Roderick F. Nash, Wilderness and the American Mind, Yale University Press, 2001. Une analyse réputée du concept de wilderness.
Robert H. Keller, Michael F. Turek, American Indians and National Parks, University of Arizona Press, 1999. Une étude détaillée des interactions entre Amérindiens et gouvernement américain autour des parcs nationaux.
François Gavillon, Le wilderness américain, des Transcendantalistes à Rick Bass : conceptions et représentations (disponible en ligne ici). un texte sympathique en français décrivant le wilderness américain et l'évolution du concept :
Le site officiel du National Park Service : https://www.nps.gov/index.htm. Pour voir les positions officielles du NPS et se rendre compte que c'est une grosse institution.
Le film Into the Wild de Sean Penn, racontant les péripéties d'un jeune homme voulant fuir la société pour une vie de liberté absolue dans le wilderness...