Les Aïnous et les esprits de la nature
Nous avons eu l'occasion d'explorer la culture aïnoue du Japon ! Nous avons ainsi pu interviewer Kenji Sekine, guide du musée aïnou de Biratori.
Kenji Sekine est japonais d'origine, mais a épousé une femme aïnoue et se dévoue à la cause aïnoue. Notamment, en tant que linguiste, il oeuvre pour la promotion de la langue aïnoue.
Les Aïnous sont un peuple natif vivant essentiellement sur l'île d'Hokkaido (où nous sommes) et une partie de la péninsule du Kamtchatka (en Russie). Ils occupaient à l'origine un territoire beaucoup plus étendu, mais suite à l'arrivée des Japonais, de nombreux conflits ont eu lieu et les Aïnous ont été progressivement refoulés sur l'actuelle Hokkaido. Le gouvernement impérial japonais a activement forcé l'assimilation du peuple aïnou en prohibant leur culture : interdiction de se vêtir, de parler la langue ou de pratiquer la pêche selon les traditions aïnoues. La réforme japonaise du 19ième siècle (abolition du régime féodal et début de l'ère Meiji) s'est immiscée jusque dans le quotidien des Aïnous pour les "réformer".
Ce n'est qu'en 2008 que le peuple aïnou a été reconnu par le gouvernement comme possédant sa propre culture et sa propre langue ! Néanmoins, la discrimination reste forte et de nombreux Aïnous dissimulent leurs origines afin de passer inaperçus en société. C'est pourquoi il est difficile d'évaluer la population aïnoue actuelle : on estime qu'elle se compose de 25 000 à 200 000 individus. Ils semblent concentrés sur Hokkaido, mais de nombreux autres Japonais y vivent également (et en majorité...).
Dans certains endroits, et particulièrement dans le petit village touristique d'Akanko-onsen où nous avons séjourné, les Aïnous sont devenus une "attraction pour touristes". Vente d'artisanat, spectacle de danse, festival de la neige mettant en scène un rituel aïnou devant une sculpture de chouette... Malgré le côté figeant de cette approche, elle permet au moins aux touristes japonais d'approcher ce peuple sous un angle positif. Lors du spectacle que nous avons filmé, les danseuses aïnoues invitent ainsi le public à venir danser avec elles lors de la danse finale: une belle manière de tisser des liens inconscients avec le public souvent japonais...
Festival de la neige à Akanko-onsen
Feu d'artifice au-dessus du village aïnou reconstitué
En somme, les Aïnous sont un peuple de plus victime d'une colonisation par la force. Après les Amérindiens, les Ngöbe du Costa Rica ou les Mapuches du Chili, va-t-on trouver un seul peuple natif sur Terre qui n'ait pas été malmené ? Il reste du pain sur la planche en ce qui concerne les droits des peuples.
La vision aïnoue de la nature : le monde humain et le monde des kamuy
Pour les Aïnous, presque tout ce qui existe dans la nature possède une sorte d'"esprit divin" qu'ils appellent kamuy. Les kamuy sont des êtres masculins ou féminins, vivant dans un autre monde, le monde des kamuy. Ils ont le pouvoir de venir séjourner dans notre monde en prenant diverses formes matérielles. Ils sont considérés comme des "dieux" parce qu'ils possèdent des facultés que les humains n'ont pas. Néanmoins, ils ne sont pas vus comme des êtres supérieurs mais plutôt comme des égaux aux humains. Certains kamuy sont bons, d'autres peuvent être malveillants. La relation entre les humains et les kamuy est donc une relation entre deux sociétés égales et sa pérennité repose sur l'équilibre dans les échanges. Cela dit, notre Terre a quand-même été créée par le kamuy Moshirikara.
Dans le monde des kamuy, ceux-ci ont une forme humaine. Mais quand ils viennent sur Terre, ils prennent l'apparence des entités naturelles de notre monde : animaux, plantes, rivières et montagnes, mais aussi le soleil, le ciel, les océans, etc. Chaque kamuy a son "attribution" spécifique, de sorte que l'on parle du kamuy des serpents (Kinashut), celui des hiboux (Cikap), celui des marais (Sarorun) ou encore celui de la chasse (Hash-Inau-uk).
Une énorme sculpture en bois du kamuy Cikap (du hibou), emblématique de la région du lac Akan. Cette sculpture orne le portail d'entrée du village aïnou d'Akan-ko onsen.
Une gravure sur bois du kamuy Kim-un (de l'ours) pêchant des saumons, exposée au musée de Biratori.
Selon Kenji Sekine, quasi tout ce qui existe dans la nature possède un kamuy, et certains objets fabriqués par l'homme acquièrent également un kamuy. Par exemple, un outil ingénieux capable de réaliser une tâche inaccessible à un être humain possède une faculté supérieure à celles des hommes. Pour cette raison, cet outil va se "diviniser". La séparation humains/kamuy ne correspond donc pas exactement à la distinction occidentale humains/nature. En réalité, Kenji Sekine, qui est linguiste, dit qu'il n'y a pas vraiment de mot en langue aïnoue correspondant au mot "nature" et que le mot "kamuy" s'en rapprocherait le plus... avec la réserve mentionnée précédemment.
La vision aïnoue est-elle respectueuse de la nature ?
Traditionnellement, on ne tue un animal que par nécessité. Lorsque c'est le cas, le chasseur doit procéder à une cérémonie afin de remercier le kamuy de l'animal d'être venu sur Terre offrir de la nourriture et prier pour qu'il retourne sainement dans son monde. Il en est de même vis-à-vis des arbres, des rivières et de la plupart des ressources naturelles.
Cependant, certains animaux ne possèdent pas d'esprit : il s'agit des saumons et des cerfs. Selon la cosmologie aïnoue, ces animaux ne sont pas des formes prises par des kamuy pour venir sur Terre. Ils ont plutôt été créés par le kamuy créateur dans le but spécifique de nourrir l'homme. De fait, les Aïnous anciens étaient un peuple de chasseurs qui se nourrissaient essentiellement de saumons et de cerfs...
Cela signifie-t-il qu'ils chassent ces animaux sans retenue ? Non, car la chasse est accompagnée de diverses cérémonies (par exemple, pour prier la kamuy de la chasse Hash-Inau-uk), et une attitude de respect et de gratitude reste de mise. D'ailleurs, les Aïnous actuels s'opposent aux méthodes actuelles de pêche du saumon à grande échelle sur l'île d'Hokkaido (la pêche au saumon est une activité majeure de la région).
Scène de pêche. Le poisson n'est pêché qu'après la ponte naturelle de façon à ne pas entraver la descendance. Les Aïnous critiquent fortement la pêche pratiquée par les autres pêcheurs, qui inséminent artificiellement les poissons, par exemple.
Cependant, le fait que les animaux les plus chassés ne soient pas des kamuy est plutôt commode ; selon Kenji Sekine, la croyance aïnoue s'est constituée de façon à légitimer en quelque sorte des pratiques de chasse indispensables sur l'île...
Les offrandes et l'échange équitable
Les humains convoitent des biens que les kamuy peuvent fournir, en particulier les ressources naturelles. Réciproquement, il y a des produits humains que les kamuy apprécient ! Parmi les produits les plus répandus figurent un bon saké et des œuvres de gravure sur bois. L'artisanat aïnou est donc particulièrement développé et d'une finesse remarquable. Nous avons pu observer un artisan japonais ayant épousé une femme aïnoue et formé par un maître aïnou : nous étions bouche bée devant sa dextérité !
Maître Sumio Watanabe en pleine action, en train de sculpter un hibou dans son atelier à Akan-ko onsen.
Gros plan sur une aile du hibou.
Interrogation philosophique : quelle est la valeur d'une vie ?
Pour les Aïnous, les kamuy sont les êtres majeurs avec lesquels l'humain est en relation. Les animaux, les arbres et les rivières sont des formes prises par les kamuy lorsqu'ils viennent séjourner sur Terre. Lorsqu'un animal est tué, il est nécessaire de pratiquer une cérémonie afin que son esprit retourne tranquillement dans le monde des kamuy. Tuer un animal n'est donc pas, en soi, un problème.
Certaines pratiques peuvent alors poser question. Par exemple, une cérémonie majeure concerne le kamuy Kim-un de l'ours. Cette cérémonie implique la capture d'un jeune ours. Le village doit ensuite soigneusement s'occuper de l'ourson pendant une année entière, avant de lui ôter la vie avec une flèche. Sa chair est ensuite consommée afin de libérer l'esprit qui peut alors retourner chez lui, porté par une belle cérémonie. Ayant été choyé pendant un an, il répandra sa bonne expérience auprès des autres kamuy, ce qui est bénéfique pour l'avenir du village humain.
Pour les Aïnous, rien dans ce rituel n'est cruel ; au contraire il s'agit d'une cérémonie de bienfaisance : le kamuy Kim-un a été choyé pendant un an, et seule son "enveloppe corporelle" a été consommée. Par contre, un Occidental ne verrait peut-être que le meurtre ritualisé d'un pauvre ourson !
Voilà un exemple illustrant le débat complexe sur la réception moderne de certaines croyances culturelles.
Triste image transmise par John Dougill. Ceci est un ours tenu en captivité dans une petite cage en béton, derrière un musée aïnou. Encore une illustration du fait que ce qui est vénéré, c'est l'esprit de l'ours, mais pas les ours bien concrets et vivants...