Le fabuleux ballet de la déesse des marais

Sur la terre des Aïnoux, tous les animaux (ou presque) sont des divinités déguisées descendues sur Terre. Nul doute que la grue du Japon (ou encore grue de Mandchourie ou grue à couronne rouge), par sa taille et son élégance, soit portée en haute estime par ce peuple natif! Elle serait pour eux la déesse des marais... Mais serait également la messagère de la mort et le symbole de la vie éternelle. Pour les Japonais, elle représente entre autres le bonheur conjugal, car les couples de grues restent ensemble toute leur vie. Pour les Chinois, elle est le symbole du Ying et du Yang. Et pour les photographes nature du monde entier, elle est un rêve!

Je vous propose de suivre avec moi une journée type de grues du Japon sur l'île d'Hokkaido, plus précisément dans le parc national de Kushiro-shitsugen. Cette région, proche de la côte, est essentiellement marécageuse.

Du coucher au lever du soleil, les grues ont l'habitude de passer la nuit dans une rivière, que l'on peut apercevoir depuis un certain pont. C'est depuis ce pont que sont prises les nombreuses photographies qui nous ont fait rêver depuis la Belgique... Pour moi, c'était un rêve de pouvoir voir cette scène féerique de mes yeux!

Bon, en réalité, le moment ne fut pas si idyllique qu'il en a l'air. Remettons les choses dans leur contexte: il est 6h du matin, le soleil va se lever dans 15 minutes. Nous laissons notre petite voiture sur le parking à côté du pont. Nous nous attendions à voir du monde. Mais là, c'était carrément exagéré... Une rangée de photographes avec des objectifs kilométriques occupent chaque parcelle de la rambarde du pont. Derrière, d'autres touristes, probablement venus du bus parqué derrière, se pressent pour voir quelque chose. A vrai dire, les grues sont assez loin, et sans zoom, on ne verrait pas grand chose. Pour prendre cette photo, j'ai dû me placer entre les épaules de deux photographes. Dès qu'ils bougeaient, une veste orange prenait la place des grues :-( Autant dire que j'ai beaucoup pesté, surtout quand une bande de photographes venaient se placer obstinément devant mon trépied. Bon, ça c'était pour la petite histoire ;-)

Peu après le lever du soleil, les grues commencent à partir petit à petit, par groupe de deux à trois individus. A chaque envol, retentissait une mitraillette de rafales photographiques ;-)

Mais où vont-elles donc? me demanderez-vous. Eh bien, elles vont rejoindre d'autres humains, et d'autres photographes (les mêmes ne tarderont d'ailleurs pas à migrer vers l'autre point de vue ;-)). Pourquoi tant de familiarité? Vous l'aurez deviné: les grues sont nourries. En réalité, il faut revenir un peu en arrière pour comprendre l'origine de ce nourrissage hivernal. Sur Hokkaido, vivait une colonie de grues du Japon qui avaient l'habitude de ne pas migrer l'hiver, car elles pouvaient se nourrir dans des cours d'eau poissonneux réchauffés par l'activité volcanique de l'île. Mais vint un hiver particulièrement rigoureux, en 1953, où ces cours d'eau furent gelés! Des écoliers allèrent alors donner des grains de maïs aux grues pour qu'elles survivent. Depuis lors, chaque hiver, les grues sont nourries de maïs et de poisson à trois endroits dans le parc (trois endroits donc où se pressent les photographes et les touristes ;-)). Ce nourrissage a permis de faire augmenter fortement la population de grues dans le parc! En effet, cette espèce est en danger d'extinction, notamment à cause de la dégradation de leur habitat dû au drainage des zones humides par l'agriculture et l'industrie...

Nous voyons déjà ici une différence de taille entre l'esprit japonais et américain: les Américains, suivant le modèle de la wilderness intouchée par l'homme, ne tolèrent aucun nourrissage des animaux dans leurs parcs nationaux, pour éviter que les animaux ne deviennent dépendants des hommes. Au Japon, cela ne semble pas les déranger le moins du monde. En tout cas, vu l'engouement que provoque les grues, ils ne sont pas prêts d'arrêter de les nourrir!

Sur ces photos, on peut voir un jeune qui a encore la tête brune. Mais pourquoi la grue du Japon attire-t-elle tant les foules? C'est qu'elle danse...et fichtrement bien! Même les jeunes s'y mettent, et faute d'avoir déjà un partenaire avec lequel danser, ils dansent...avec des feuilles! Le spectacle est jubilatoire :-)

Parfois les adultes dansent avec les jeunes, mais on ne sait plus trop s'il s'agit de danse ou de combat... Peut-être les deux à la fois?

Mais la danse la plus connue est une danse de couples (lesquels, je vous le rappelle, sont très fidèles). Pourquoi diable les grues dansent-elles? Les théories sont nombreuses: pour se séduire, pour consolider leur couple, pour jouer, ou simplement parce qu'elles aiment ça et se sentent bien!

Le rituel commence souvent par un petit salut:

Et se poursuit en sauts en hauteur, course-poursuite et autres figures rocambolesques que les photographes tentent tant bien que mal de capturer!

Une fois qu'un couple se met à danser, d'autres se mettent généralement à les suivre, comme s'ils étaient pris par la frénésie et l'enthousiasme des premiers :-)

Les grues poussent également souvent des grands coups de clairons, bec tourné vers le ciel: ce cri leur permettrait à l'origine de se retrouver lors des migrations.

Mais aussi de manifester leur mécontentement face aux intrus: ici des cygnes qui profitent des grains de maïs ;-) A un autre point de nourrissage, on peut même voir des aigles, mais seulement lorsque du poisson est donné, et notre aubergiste bien informé nous a dit qu'il n'y en aurait pas cette semaine... Tant pis!