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Interview de Roderick F. Nash sur l'éthique environnementale américaine

Roderick Frazier Nash est un historien extrêmement connu aux États-Unis pour ses ouvrages Wilderness and the American Mind (1967) et The Rights of Nature (1989).

Le premier décrit l'évolution du rapport des Américains à la nature sauvage (rythmée par l'avancée de la conquête de l'Ouest), tandis que le second dresse un portrait de l'éthique environnementale américaine. J'ai dû lire ces livres en l'espace de quelques jours afin de préparer l'interview (qui a dit que l'on ne travaillait pas en voyage ? :-D). Et je confirme : ces ouvrages sont excellents.


Nous avons donc rencontré Nash chez lui à Santa Barbara.

En tant qu'historien, son travail n'a pas consisté à développer une vision philosophique de la nature mais plutôt à analyser comment de telles visions se sont succédées dans l'histoire. Voici un aperçu des sujets abordés.




La nature sauvage : du mépris à la préservation, en passant par l'adoration


Selon Nash, le monde occidental, marqué par le christianisme, a développé une vision spécifique de la nature sauvage. Dans la Genèse, après avoir commis le péché originel, Adam et Ève ont été "punis" et envoyés dans la nature sauvage terrestre. Ce mythe originel inaugure la scission occidentale entre les humains et la nature. Cette scission rend légitime l'observation "objective" de la nature (car l'homme n'y appartient pas fondamentalement) ainsi que sa manipulation au profit des besoins humains. Plus encore : la nature sauvage étant associée au Diable, l'humain avait le devoir de la maîtriser et de la domestiquer.


À cette première vision héritée du christianisme s'ajoute l'histoire spécifique de la conquête de l'Amérique. En débarquant sur les côtes de l'Amérique, les colons y ont découvert ce qui leur semblait être une nature absolument sauvage, indomptée et, donc, à dominer. Se crée alors ce qu'on appelle la frontière, la ligne qui sépare sur le continent les zones colonisées des zones encore sauvages (où vivent d'ailleurs les indigènes à combattre). Jusqu'au 20e siècle, l'identité américaine s'est construite sur l'"esprit de la frontière", c'est-à-dire sur la proximité menaçante de la nature sauvage et sa conquête progressive.


Mais au 19e siècle apparaît un mouvement d'appréciation de la nature, issu du romantisme européen. C'est à ce moment que des auteurs avant-gardistes comme Emerson ou Thoreau ont posé les premières pierres d'une vision positive de la nature sauvage, qui cesse d'être un lieu de débauche pour devenir l'endroit où l'esprit humain peut s'élever spirituellement, libéré des chaînes de la société.


Au 20e siècle, la science vient soutenir l'idée que la nature sauvage avait de la valeur et devait être préservée. On passe ainsi de l'adoration spirituelle à la préservation rationnelle. Parallèlement, les interprétations de la Bible qui voient positivement la nature gagnent en popularité chez les croyants.


Bien sûr, ceci n'est qu'un grossier résumé de l'évolution du rapport à la nature. L'essentiel est que grâce à une étude historique, on peut mieux comprendre l'origine de la scission occidentale entre l'humain et la nature. Dans la plupart des autres cultures et sociétés coutumières, l'humain a toujours été considéré comme faisant partie intégrante de la nature. Une idée répandue est d'ailleurs que ces anciennes traditions étaient respectueuses de la nature et qu'aujourd'hui, il faudrait réintégrer ces sagesses du passé dans notre vision de la nature. Alors, retour au passé ou bond inédit en avant ? Nous explorerons la question dans notre projet.




Accorder des droits à la nature


Selon la Déclaration universelle des droits de l'homme, chaque être humain jouit, en naissant, de droits fondamentaux tels que celui de vivre ou d'être libre. Toute violation de ces droits est, en principe, condamnable.


Au 20e siècle, l'idée d'accorder des droits similaires aux animaux, aux arbres, aux espèces, aux écosystèmes voire à la nature entière a été émise. Si l'on reconnaissait un tel droit à un animal, il serait alors interdit de le tuer (pour le manger par exemple). Si le droit portait sur une espèce, il serait interdit de l'exterminer. Dans cette approche basée sur les droits, toute destruction de la nature est, par défaut, condamnable (mais la peine pourrait être moins lourde que si l'on violait un droit humain -- il y a du débat à ce sujet).


Remarquons qu'il y a un bond qualitatif entre dire "il ne faut pas couper les arbres" et affirmer "couper un arbre est un crime". En Europe, cette approche américaine des droits de la nature est souvent appelée "écologie profonde" ("deep ecology") et critiquée pour son caractère considéré comme trop radical. Un philosophe français de renom, Luc Ferry, a même déclaré que l'écologie profonde avait ses racines dans le nazisme...


Voyons plutôt la perspective que nous apporte Nash sur le sujet. Selon lui, l'histoire de l'Occident est rythmée par des moments révolutionnaires où l'on a accordé des droits fondamentaux à une nouvelle frange de la population. Ces droits étaient d'abord accordés aux nobles, puis aux chefs de famille blancs, puis aux chefs de famille quelle que soit leur origine (abolition de l'esclavage des Noirs aux USA), puis aux femmes (pour le droit de vote, par exemple). Aujourd'hui, nous parlons du droit des couples homosexuels d'élever un enfant, du droit des embryons (dans le débat sur l'avortement), etc. Tous ces exemples constituent des moments où l'on a étendu notre communauté morale.


Selon Nash, la suite logique de ce processus est l'extension de notre communauté morale pour inclure des entités naturelles. Tout comme il semblait radical d'accorder des droits à des esclaves, il peut nous sembler aujourd'hui radical d'accorder des droits aux animaux. Philosophiquement parlant, tout repose sur la question : y a-t-il une différence fondamentale entre l'humain et la nature ?


Une objection classique est qu'il serait ridicule d'accorder des droits aux serpents, aux moustiques ou aux bactéries ! En 1979, l'OMS a déclaré que le virus de la variole avait été éradiqué : l'humain avait définitivement gagné la bataille contre cette maladie. Allons-nous maintenant voir cet événement comme un crime, le génocide du virus de la variole ? Pourrait-on encore produire des médicaments si l'expérimentation animale était moralement condamnable ?


Toutes ces questions ont déjà été abordées tout au long du 20e siècle. René Dubos, l'un des pionniers dans l'invention des antibiotiques, a défendu le droits des bactéries. Rachel Carson (Printemps silencieux, 1962) a été une actrice majeure dans la défense des insectes. Le succès grandissant des régimes végétariens ou vegan est le symptôme d'une valorisation croissante de la vie animale par la population. Le débat est donc ouvert et déjà riche.




L'épisode du Hetch Hetchy : humains VS nature


La polémique concernant les droits de la nature s'enflamme lorsqu'on examine des situations où il faut choisir entre le bien des humains et celui de la nature. Un exemple célèbre est l'épisode du Hetch Hetchy.


La Californie est une région sèche où l'eau est une ressource rare. Suite à un séisme dévastateur, la ville de San Francisco s'est retrouvée en pénurie d'eau au début du 20e siècle. Une solution était de construire un barrage dans la magnifique vallée du Hetch Hetchy, sur la rivière Tuolumne, afin d'en faire un réservoir d'eau pour la ville.

Image prise de la page Wikipedia anglaise sur le Hetch Hetchy


Si le barrage était construit, la vallée serait complètement inondée. Le problème, comme on le voit sur la carte, est que la vallée du Hetch Hetchy fait partie du parc national du Yosemite. En vertu de l'acte fondateur du parc, il est interdit d'exploiter toute région du parc. Alors : sauver la nature du Yosemite ou bien sauver les humains de San Francisco ?


Au final, le gouvernement a autorisé la construction du barrage. De nombreux débats et luttes ont jalonné la création et la gestion du lieu. Certains considèrent que ce barrage est la plus grande erreur commise par le gouvernement américain dans sa politique environnementale (à quoi bon créer des parcs nationaux si c'est pour quand même les exploiter ?). Précisons qu'il était possible de construire un barrage à d'autres endroits hors de parcs nationaux, mais que la vallée du Hetch Hetchy permettait un barrage efficace (c'est-à-dire rentable).


Aujourd'hui, certains militent pour la destruction du barrage et la restauration progressive de la vallée du Hetch Hetchy. Mais pour Nash, cette restauration est déjà une réalité. En effet, il nous a montré, avec délectation, le miracle accompli :

(Vous montrer cette animation était bien sûr la raison cachée de ce paragraphe !!)


En conclusion, le gain de lucidité qu'apporte une étude historique du rapport à la nature est extraordinaire. Jetez-vous sur les livres de Nash, ils sont passionnants à lire.


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