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L'expérience du voyage

Un an de déplacement, dix pays et plus de 80 000 kilomètres... Notre tour du monde, entamé avec trois valises et deux sacs à dos en juillet 2016, s'est terminé treize mois plus tard en août 2017. Comment vit-on un tel voyage ? Quelles ont été les difficultés ? Et surtout : comment un tour du monde nous change-t-il ?



Pourquoi voyager aujourd'hui ?


Nous vivons dans une période de crise. L'économie est chancelante, les conflits mondiaux perdurent, les mouvements radicaux se consolident et l'environnement se dégrade au détriment des générations futures. Durant notre périple, nous avons assisté à la montée de Trump, aux politiques anti-réfugiés, à la croissance du nationalisme à travers le monde. Le marché du travail est écrasé par le burn-out et de plus en plus de gens peinent à trouver leur place dans cette société devenue si sérieuse, si grave. Dans un tel contexte, pourquoi partir en voyage au lieu de travailler comme tout le monde ? A-t-on le droit de "prendre du bon temps" lorsque tant de gens font des efforts ne serait-ce que pour payer leurs factures à la fin du mois ?


Au contraire : c'est parce que le monde est en crise que voyager a du sens. Pas pour fuir les problèmes, mais pour espérer mieux les voir.


Aujourd'hui, l'esprit est envahi par les préoccupations, les contraintes et les responsabilités. Le temps n'a jamais semblé s'écouler aussi vite. Empêtré dans une masse d'informations, l'esprit, même lucide, ne peut s'empêcher de s'embourber, de perdre contact avec cette part essentielle en chacun de nous : l'inspiration. Nous lisons, réfléchissons et débattons plus que jamais, et les réseaux sociaux n'ont jamais été aussi actifs. Mais le tableau général est celui d'une société divisée.


Or, nous sommes tous des êtres humains : n'est-il pas possible de voir ce qui nous unit et réorganiser la société sur cette base ?


Pour trouver l'Humain, internet et les livres ne suffisent pas. Le journal télévisé ne suffit pas. Malgré une démographie parfois démentielle, les gens n'ont jamais été aussi isolés les uns des autres. Seule une rencontre par le corps est capable de faire sortir l'esprit de son microcosme idéologique. Notre esprit a besoin de l'aide de nos jambes. Il faut voyager, et loin si possible. Il faut aller se perdre dans l'Ailleurs.



Il y a le tourisme, et il y a le voyage


Le tourisme est une industrie. Son moteur est le divertissement. Faire du tourisme, c'est "prendre du bon temps", c'est recharger ses batteries pendant une courte période avant de revenir dans le stress du boulot quotidien. Le tourisme de masse est l'antidépresseur de la société occidentale.


Faire du tourisme, c'est voir le monde comme s'il défilait sur un écran. C'est admirer le Grand Canyon sans sortir de chez soi, même si l'on a fait 10 000 km, car quand on fait du tourisme, on se déplace en gardant sa petite bulle culturelle autour de soi.


Le vrai voyage commence lorsque l'on oublie d'où l'on vient et que l'on commence à se sentir familier avec l'Ailleurs. Le voyageur est celui qui redevient un étranger pour sa terre d'origine. Comme dans les Lettres persanes de Montesquieu, il y a des choses que seul un étranger peut voir, et que les habitants ne voient plus à force d'y être habitués.

 

Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux.

Marcel Proust

 

Ce qui finance un long voyage, c'est l'audace


Bien sûr, il faut de l'argent pour pouvoir voyager et nombreuses sont les personnes qui n'ont pas les moyens d'entamer un long voyage. Mais alors, voyager, n'est-ce pas commettre une injustice vis-à-vis de ceux qui ne le peuvent pas ? N'est-on pas coupable de faire un tour du monde ?


Que tout voyageur qui entame un long périple se prépare à se voir accusé. Oui, manifestement, il a une chance que d'autres n'ont pas. Il suscitera de l'admiration chez certains, mais aussi de la jalousie chez beaucoup. Il sera taxé d'utopiste, d'immature, voire d'irresponsable.


Mais au final, que préfère-t-on ? Un monde où personne ne voyage, ou bien un monde où ceux qui en ont la chance la saisissent pour ensuite faire fructifier leur expérience autour d'eux ? Ceux qui partent doivent le faire avec une profonde gratitude pour le soutien que leur apportent ceux qui restent, car dans les moments difficiles — et il y en aura beaucoup — c'est bien en pensant à ses proches restés au pays que l'on trouve de l'énergie.


Cependant, il ne faut pas croire que la "chance" du voyageur lui est offerte sur un plateau. Rares sont ceux qui ont gagné leur voyage comme on gagne au Lotto. Pour beaucoup de nomades, le voyage est un choix qui s'accompagne de nombreux renoncements : renoncer à soigner sa carrière professionnelle, à préparer sa pension, à se consolider un lieu de vie stable. Pour atteindre le dépaysement, il est même nécessaire de troquer sa sécurité contre la découverte ; alors seulement l'Ailleurs deviendra ce qu'il est pour tout vrai voyageur : une promesse qui justifie le sacrifice.


Le choix de voyager est plus à notre portée que ce que l'on croit. Tout ce qu'il faut, c'est avoir la folie suffisante pour abandonner, momentanément, la sécurité de son foyer.


Les difficultés d'un tour du monde


Dormir en tente sous la pluie, être réveillé à cinq heures du matin à cause du froid, manger de la piètre nourriture accroupi sous une bâche, passer une semaine dans les mêmes vêtements imprégnés de sueur : non, on n'a pas choisi l'hôtel cinq étoiles.


Se déplacer encore et toujours, avaler des kilomètres et enchaîner les heures passées à simplement avancer sur une route jusqu'à ce que l'acte n'ait plus aucun sens : non, l'excitation n'est pas toujours au rendez-vous et la monotonie est une constante.


Rencontrer de nouvelles personnes tous les jours et balbutier dans d'autres langues, découvrir sans cesse les règles du nouveau lieu et constamment mettre à jour ses repères pour le quotidien : non, le voyage ne donne pas toujours de l'énergie, au contraire il en prend.


Au Japon, les gens ne comprenaient pas comment nous pouvions choisir de vivre péniblement ainsi. Et à bien des moments, on s'est dit la même chose. Une plaisanterie consiste à dire que le voyageur en tour du monde est celui qui paie pour vivre comme un SDF : ce n'est pas si faux.


Faire un long voyage, c'est également subir l'isolement relationnel. Si l'on part avec un compagnon, le cercle relationnel sera réduit à ce compagnon. Durant toute l'année, la personne du voyageur n'existe pas, elle n'a aucune consistance ; elle ne fait que passer d'un lieu à un autre comme un courant d'air. Bien que l'on rencontre des gens tous les jours, ces rencontres sont toutes éphémères et l'on devra toujours poursuivre le périple dans une récurrente solitude, seul ou avec son compagnon.


Mais la vie est peut-être toujours ainsi : elle vient avec son lot de difficultés auxquelles nous consentons parce qu'elles creusent le chemin vers la réalisation de nos idéaux.


Ce qu'apporte le voyage


Le tour du monde est-il cette expérience illuminatrice que l'on s'imagine souvent ? "Qu'est-ce qui vous a le plus marqué durant votre voyage ? Qu'est-ce qui a changé en vous ?"


À son retour, le voyageur trouvera ces questions plutôt vides de sens. Le tour du monde n'est pas une illumination. Il ne laisse pas une empreinte claire et distincte, que l'on pourrait mettre en mots et raconter aux autres.


Pourtant, quelque chose a bien changé. Je pense maintenant aux Mapuches quand je caresse un arbre dans le bois près de chez moi. Je susurre des mots japonais quand je me cuisine un plat de ramen. Je vois les cimes enneigées du Fitz Roy à chaque fois que j'assiste à un coucher de soleil.


Peut-être est-ce là la marque d'un voyage : une fois entamé, il devient infini car l'on perçoit désormais, où que l'on soit, la présence des lieux que l'on a traversés.

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